Orpiment : Tu as commencé ta carrière de peintre en pratiquant le figuratif. Aujourd’hui, ce que tu présentes sur Orpiment est clairement de la peinture abstraite. Quel a été le moment charnière entre ces deux démarches?

Geneviève Nicolas : Après avoir été initiée à la peinture à l’huile dans l’atelier du peintre grec Aristoteles Solounias sur l’île de Samos, j’ai fréquenté l’atelier de Camille De Taeye à l’Académie Constantin Meunier d’Etterbeek. J’y ai travaillé le nu de manière tout à fait conventionnelle.
Bien des années plus tard, en 2000, c’est la rencontre du peintre roumain, Toma Roata, qui a été décisive. C’est lui qui m’a amenée sur ce terrain de l’abstrait, me promettant dans cette démarche « une très grande liberté ». Liberté, mot magique ! Ce fut alors pour moi le début d’un grand questionnement, comment naviguer sans repères ? Je n’éprouvais que doutes et craintes mais je sentais que c’était juste, que c’était là qu’il me fallait aller.

O. : L’abstrait est-il un langage qui te comprend, y trouves-tu des réponses?

G.N. : C’est une errance.
Par cette approche abstraite, j’éprouve la liberté de m’exprimer sans retenue ni censure d’aucune sorte, cependant qu’une logique, intelligible de moi seule, me guide. 
J’appréhende tout par l’intuition, que ce soit la compréhension d’un texte, la connaissance, tout ce que je lis, entends ou vois. C’est ma seule forme d’intelligence. Donc je me laisse guider par elle, l’intuition.
Le langage abstrait, c’est comme peindre l’esprit des choses, c’est comme lire entre les lignes le sens caché d’un texte, c’est comprendre l’essence d’un discours une fois dépouillé des mots et de la ponctuation.
L’abstrait englobe un espace plus vaste, moins restrictif, il va plus profond, ne s’arrête pas à la forme.

O. : Où trouves-tu ton inspiration ?

G.N. : Je travaille sans sujet ni repères d’aucune sorte. C’est la toile qui me guide.
On ne fait pas ce qu’on veut. Ni la couleur ni les formes, on ne les choisit pas, elles s’imposent. Je procède donc de manière totalement instinctive, fouillant la toile pour y trouver une faille, un accident par où entrer.

Cependant, à notre insu, nous sommes habités par des climats ambiants. Ce qui se passe autour de nous et au-delà. Et je ne parle pas de cette peste qui vient de s’abattre sur le monde, je parle de la violence, de la sauvagerie et des désespérances d’un monde qui va mal.
Ainsi ce tableau que j’ai intitulé « L’œuf du serpent » en hommage à Ingmar Bergman. Tandis que je venais de le terminer, le souvenir du film de Bergman s’est imposé. L’œuf du serpent, c’est un film très angoissant qui se situe dans les années 30, pendant la montée du nazisme.

G.N. : Un autre exemple d’une toile qui surgit d’une lecture. Tandis que j’émergeais à peine de ce livre touffu de Gao Xingjian, ce tableau « La montagne de l’âme, Hommage à Gao Xingjian ».

G.N. : Et cet exemple encore, en Australie j’avais été impressionnée par un oiseau magnifique, le casoar. De retour en Belgique, j’en ai fait ce raccourci :

O. : Décris le cœur de ta technique ou de ton style.

G.N. : Le style c’est la personne.
Pour ce qui est de la technique, j’enduis d’abord la toile d’une matière acrylique blanche de manière à former mouvements et épaisseurs tout en laissant apparaître la toile par endroits. C’est la partie gestuelle du travail.
Quand la matière acrylique est sèche commence le véritable travail de peinture. J’utilise l’huile d’oeillette (parce qu’elle ne jaunit pas), pigments, huile sèche et huile en tubes. Je travaille au chiffon par couches successives de glacis et à la spatule. Je termine par un vernis mat.

O. : La grande majorité de tes œuvres sont très minérales, est-ce une manière de se rapprocher de la terre, de l’essentiel ?

G.N. : Je suis une paysanne de pure souche. Bien que choisissant de vivre en ville, – je n’aime pas la campagne, un amalgame avec l’enfance que je n’ai pas aimée – il y a ce lien très fort à la nature, aux éléments. Une sorte de fascination. De crainte aussi et de respect. La mer par exemple, comme je l’aime ! Pourtant j’ai avec elle un rapport violent, dangereux. Il suffit que je mette le pied sur un bateau pour que la tempête se lève.

O. : Parmi les œuvres présentes sur Orpiment, l’une d’elles se nomme “LAMPEDUSA”. Pourquoi ce titre tellement évocateur ?

G.N. : Le titre exact c’est « Lampedusa, Octobre 2013 ».
J’ai peint cette toile, sans préméditation aucune, instinctivement comme d’habitude, et je l’avais juste terminée quand est survenu ce naufrage en Méditerranée, en octobre 2013. Des centaines de migrants clandestins sur un bateau en feu, et le drame qui s’ensuit. L’évidence de cette représentation me saute alors aux yeux, comme d’une prémonition.

O. : Quand sais-tu ou décides-tu qu’une œuvre est terminée ?

G.N. : Ça s’impose. Quelquefois il suffit d’un rien pour gâcher un tableau mais d’autres fois il suffit d’un rien pour le sauver.

O. : Peux-tu nous dire ce que tu préfères dans le processus créatif ?

G.N. : L’état de grâce, quand d’aventure il survient. Quand tout à coup les gestes s’enchaînent, évidents, qu’on peine à les suivre, que les solutions s’imposent et les accords.

O. : Peux-tu nous en dire un peu sur ta dernière œuvre, ta dernière création, celle qui est sur ton chevalet actuellement ?

G.N. : Pas sur la dernière mais sur toutes les œuvres.
Un tableau c’est toujours une bataille, et quelquefois, oui quelquefois, le bonheur d’une conquête. C’est toujours l’espoir du renouveau, l’espoir fou d’un miracle, d’un jaillissement, d’une explosion de lumière et de couleurs. La couleur dans tous ses états. Mais hélas ! on ne la contrôle pas. C’est elle qui contrôle.
La toile neuve, c’est aussi le trac, l’impuissance. Le sentiment que plus jamais je ne pourrai rien sortir.

O. : Tu es plutôt ville ou campagne et en quoi cela contribue (ou pas) à ton travail artistique ?

G.N. : Je ne suis pas tributaire d’un lieu. Les paysages ne m’inspirent pas, enfin, pas consciemment. Mais comme je l’ai dit plus haut, on porte en soi des impressions, des mémoires, des vécus.

O. : Quelle heure de la journée préfères-tu ?

G.N. : J’aime la nuit. La nuit est porteuse d’images, de contenus.
Très longtemps j’ai été insomniaque. Quand je travaillais sous l’œil acéré de Toma Roata, au début, j’ai peint une série de tableaux que j’ai intitulée « Insomnia » parce que très vite, je m’étais rendu compte qu’elle exprimait mon rapport à la nuit. Cette série comporte 48 tableaux. Au bout d’un moment, vers la moitié de la série peut-être, j’ai pris conscience soudain que je dormais, que l’insomnie qui durait pourtant depuis plus de 20 ans, m’avait quittée.

O. : Comment trouves-tu le titre d’une l’œuvre, est-ce important ?

G.N. : Quelquefois un titre s’impose. Ou pas, et ça n’a pas d’importance. Mais j’aime assez les titres décalés, brouiller les pistes, comme par exemple « Noir d’ivoire » pour un tableau qui semble vert, parce que ce vert, je l’ai obtenu à partir du noir d’ivoire.

O. : Quand as-tu su que tu deviendrais artiste ?

G.N. : Je ne l’ai jamais su.
Mais je me rappelle… il y a des années, au Mexique, au cours d’une expérience chamanique j’avais absorbé des champignons sacrés. Pendant tout le « voyage » qui s’ensuivit, je me trouvais aux origines du monde et ce que j’y voyais n’était que manifestations artistiques, peintures rupestres, poteries, fragments de l’expression créative…
Le temps n’existe pas. J’étais déjà là dans cette expression-là.

O. : Que signifie l’art pour toi ?

G.N. : C’est une manière d’être. Une respiration, un besoin. Une manière de regarder, de bouger. Il n’y a pas besoin de peindre, de jouer de la musique ou de danser, c’est tout simplement une manière d’être poreuse au monde, à la vie.

O. : Comment es-tu venue à la peinture ?

G.N. : L’envie. L’envie de couleurs, l’envie de tracer, de montrer à voir. L’envie aussi de voir émerger quelque chose de moi que j’ignore.

O. : Quel fut ton premier contact avec l’art ?

G.N. : Ce n’est pas mon premier contact avec l’art mais avec une école.
C’était mon premier cours de croquis dans l’atelier de Jörg Madlener à l’Ecole des Arts plastiques et visuels d’Uccle. Le modèle faisant défaut, le maître a avisé un petit chien amené là par une élève. Il nous a dit de croquer le chien. Que faire d’un cabot qui ne tient pas en place quand on n’a encore jamais tenu un fusain ? Premier trac.

O. : De quoi rêvais-tu à 20 ans ?

G.N. : A 20 ans, je rêvais d’être saltimbanque

O. : Quel est ton artiste favori en ce moment, pourquoi ?

G.N. : Il y en a tant !
Permeke, mon préféré. J’essaye de comprendre son mystère, comment d’une peinture si brute, apparemment si sombre, il fait sourdre une telle lumière !
Picasso, pour son génie, son aisance, sa continuelle remise en question, Guernica.
Le Coréen Kim En Joong pour sa légèreté, les cubistes, Rothko pour sa délicatesse, et puis et puis et puis…
et j’ai une grande vénération pour les anciens, les Flamands plus que les Italiens, la perfection de Van Eyck ou des portraits de Memling, Jérôme Bosch, Rubens…

O. : Quels sont les artistes qui ont compté au cours de ton éducation artistique?

G.N. : Je dois beaucoup à Toma Roata.


Interview réalisée par Orpiment.

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